Un grand mal de notre temps
20 mar 2008 par Samuel Sebban |
Hier soir, en dégustant avec ma chère et tendre de délicieux sushis ou autres makis, je me sentais d’humeur philosophe. Nous avons donc débattu quelques minutes sur une idée que j’estime intéressante et que je voudrais partager.
Comme vous le savez peut-être, je suis féru d’actualité sportive, et notamment de football et de tennis. Et en ce moment, la question que l’on se pose dans ces sports, en tout cas en France, c’est qui sont respectivement les nouveaux Zidane et Noah. Quand certains jeunes joueurs de football alignent des performances intéressantes, comme Franck Ribéry, Karim Benzema, ou dans une moindre mesure Hatem Ben Arfa voir même Yoann Gourcuff, tout de suite on se demande si le nouveau Zidane ne serait pas planqué quelque part parmi un de ces jeunes gens. En tennis, récemment, la performance de Jo-Wilfrid Tsonga à l’Open d’Australie a suscité un vif émoi chez les journalistes qui y ont vu le nouveau Noah.
Je ne sais pas comment cela se passe dans les autres pays, mais en France en tout cas, on aime vraiment comparer nos sportifs, nos acteurs, nos réalisateurs, nos chanteurs, etc. Qui n’a jamais entendu qu’untel ou untel était le « nouveau Montand » ? Ou un autre un « mélange subtil d’Aznavour et de Bécaud » ? Ceci étant dit, la question qui me taraude c’est : d’où vient ce besoin terrible de toujours associer des talents du présent à des gloires passées ? Pourquoi nos médias ne pourraient pas simplement expliquer, comme il le dit si bien lui-même, que Karim Benzema n’était pas spécialement le nouveau Zidane, mais juste Karim Benzema ?
Jusque là je ne pense pas que mon propos est fondamentalement choquant pour le lecteur qui suit un petit peu l’actualité culturelle et sportive du pays… C’est maintenant que ça se gâte !
Je pense que ce besoin de références, cette comparaison systématique, relève de deux éléments culturels fondamentaux :
- une peur chronique de tout ce qui relève d’une certaine nouveauté ;
- une défiance inavouée vis à vis de toute forme de réussite.
Mais là où ça devient carrément terrible, c’est que je pense que ces deux éléments culturels sont responsables d’un grand nombre de maux en France, et peut-être en Europe (je parle surtout de la France parce que je ne sais pas ce que ça donne ailleurs). Je sais, c’est discutable. Je vais donc tâcher de m’expliquer, et pourquoi pas, de convaincre.
La peur du neuf
Je ne pense pas que ça soit un mal typiquement français. L’innovation, la nouveauté, le changement effraient. De là découlent toutes les nouvelles théories sur l’accompagnement du changement et la communication que nous vendent allègrement tous les cabinets de conseil.
Les gens sont souvent très conservateurs, ils n’aiment pas spécialement ce qui déroge à certaines règles, ou plutôt certains repères de leur cadre de vie, et donc, dans un certain sens, un certain degré de « normalité ». De là tous les problèmes de racisme, d’homophobie, etc., d’une part, dus tout simplement à une méconnaissance, et, d’autre part, l’accueil parfois difficile que peuvent recevoir certains artistes à leurs débuts. Je pense à Charles Aznavour, dont chacun sait qu’il a reçu ses tomates en son temps, ou encore, par exemple, Jean-Jacques Goldman, qualifié de « castrat endimanché » à ses débuts et détruit par une certaine critique bien-pensante. Pourtant ils ont fini par se faire accepter, et même aduler avec le temps : la force de l’habitude.
Les jeunes artistes vont d’abord être portés par les jeunes générations. On parle de phénomène de mode : il y a 30 ans, c’était Patrick Bruel, aujourd’hui c’est Tokyo Hotel. Bruel a vieilli, mûri, et surtout, son public a 30 ans de plus. Il est passé du statut de jeune rebelle à celui de « meuble », au sens où il s’est durablement installé et où son style est connu de tous. Exemple plus marquant : le groupe NTM, infréquentables en leur temps en 1989, aujourd’hui invités d’honneur sur les plateaux télé, plutôt rangés, et dont le discours est aujourd’hui ne choque plus grand monde… Pour Tokyo Hotel, à mon avis, le phénomène de mode demeurera phénomène de mode, comme les fameux boys bands de l’époque (2be3 et autres World’s Appart au retour lamentablement raté).
Dans une autre mesure, évidemment, les politiques qui veulent maintenir une côte de popularité élevée ont deux choses à faire. 1) S’annoncer comme ceux qui vont réformer le pays pour le changer en profondeur. 2) Surtout ne rien changer et laisser passer le temps. En gros, faire du Chirac. Les gens ont ce paradoxe formidable, c’est qu’ils réclament des changements, tout en s’y opposant farouchement et systématiquement quand ils surviennent. Là encore, mal français ou généralisé, je ne sais pas.
Pour résumer : la nouveauté effraie, car elle ne permet de raccrocher à aucun repère connu de sa propre réalité.
La réussite est-elle un tabou ?
Cela étant dit, l’autre souci que je rencontre dans mon quotidien, c’est cette culpabilité qu’on essaie d’imposer aux gens qui réussissent. Hors aujourd’hui, le symbole reconnu de la réussite, c’est l’argent. C’est triste, mais c’est ainsi. Quelqu’un qui a réussi dans la vie a nécessairement gagné beaucoup d’argent. En France, du fait de l’héritage social fort, l’argent est un tabou. C’est assez honteux d’être riche et en bonne santé ! Et ça m’arrive de le penser, de me dire, à la fin, que c’est quoi ces gens qui sont pleins aux as quand d’autres crèvent de faim ?
Contrairement au modèle américain, qui défend la théorie selon laquelle n’importe qui peut réussir à grimper brusquement l’échelle sociale, le fameux « American Dream » qui a produit des Ford, des Bill Gates ou des Steve Jobs, le modèle de la réussite à la Française et beaucoup plus subtil. On va avoir tendance à distinguer ceux qui réussissent à ceux qui ne réussissent pas. Si quelqu’un crée une entreprise aux Etats-Unis et qu’il se plante, ce n’est pas trop grave, parce qu’on est dans un système où la capacité d’entreprendre compte davantage que l’échec. On me parlait récemment d’une personne qui a créé une entreprise en France qui a déposé le bilan pour des raisons indépendantes de sa volonté, et qui est désormais fichée chez les banques comme un « mouton noir ». Il faut se rendre à l’évidence : la réussite est dans les gènes. Tu l’as en toi, ou bien tu n’y as pas droit. Partant de ce principe, il est assez naturel que la réussite devienne quelque chose d’obscène. Là où Bill Gates est un modèle de réussite, la famille Lagardère est le symbole des salauds…
Et finalement, ça traduit quoi : le mot-clé ici me semble être la confiance en soi, avec deux extrêmes. D’un côté, le modèle à la Française, en crise de confiance, avec peu de capacité d’innovation et d’entreprenariat, un manque de foi en l’avenir (ce qui se traduit par beaucoup d’épargne et peu d’investissement), et de l’autre, le modèle américain, confiant, entrepreneur, très innovateur, mais d’une arrogance et d’une superficialité poussées à leur paroxysme. évidemment, le modèle optimal se trouve au barycentre des deux !
Conclusion
Probablement que mon approche est simpliste. Je ne suis ni penseur, ni sociologue, ni philosophe. D’ailleurs, ce qui est intéressant, c’est que ça ne m’empêche pas de penser, n’en déplaise aux experts. Mais je crois qu’elle a le mérite d’identifier une cause fondamentale de certains problèmes qui existent en France (et probablement ailleurs). Par exemple, l’incompréhension autour du conflit au Proche-Orient découle selon moi des comparaisons qu’on essaie de faire avec des situations passées, beaucoup plus simples dans les enjeux. Du coup, les journalistes notamment utilisent des mots qui peuvent apporter des repères par rapport à des situations banalement connues : la colonisation, le terrorisme, la résistance. Ce conflit, dont chacun se rend bien compte qu’il ne ressemble à aucun autre, est pourtant traité comme n’importe quel autre, et les parallèles qui sont faits sont nécessairement imparfaits, voir carrément déplacés.
De l’autre côté, certains ne peuvent pas s’empêcher de rechercher dans les performances sportives des jeunes espoirs la gloire de leurs aïeux, les Noah et autres Zidane , parce que plutôt que d’apprécier leur réussite pour ce qu’elle est, il faut la raccrocher à une inspiration du passé, et donc de ce fait, à une réussite passée qui rassure davantage, parce qu’elle nous est familière. Rappelons-nous au départ, l’équipe de France, minée dans ses doutes et dans le traumatisme de l’élimination de la Coupe du Monde précédente, dont le sélectionneur Aimé Jacquet est copieusement critiqué, parce que justement, on ne sent pas l’équipe de France à la hauteur de celle qui gagne l’Euro en 1984. Et il faut une formidable persévérance et un sacré courage de la part de ces garçons pour persévérer. Et après seulement, une fois qu’ils gagnent, les gens sont contents.
Donc, ça nous arrangerait bien que Benzema soit le nouveau Zidane, parce que Zidane rappelle des succès probants pour la France. Comme ça, comme on peut l’entendre un peu partout, Benzema et l’équipe de France peuvent nous « refaire 98″. Et avec ce terme, imaginez la pression que les joueurs ressentent à être constamment comparés… Je préfèrerais personnellement qu’ils nous fassent 2008, et pourquoi pas 2010 au lieu d’essayer de refaire 98…
Lorsqu’on arrêtera de comparer les époques, et de critiquer les gens qui réussissent, que l’on commencera à juger le potentiel pour ce qu’il est , et à encourager les gens dans leurs projets pour justement qu’ils réussissent, il fera probablement mieux vivre en France. Et je ne pense malheureusement pas que ça soit à la portée de nos politiques…