Alors que notre cher gouvernement subit crise sur crise, grogne sur grogne et grève sur grève, certaines réformes certes moins médiatiques sont passées sous silence, à part bien entendu sur Internet où tout se sait même quand c’est du grand n’importe quoi. On parle beaucoup en ce moment du « pouvoir d’achat », de la Guadeloupe, de l’industrie automobile, du rapport Balladur sur la réorganisation des collectivités territoriales. On parle beaucoup moins des problèmes que pose la réforme du statut des enseignants chercheurs, alors même que la bonne santé de la recherche peut être fondamentale pour l’avenir de pays, voir de l’humanité. Et on ne parle quasiment pas de la loi Création et Internet.
Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle loi ?
Le projet de loi Création et Internet ou loi Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) a pour objectif principal de lutter contre le piratage des œuvres artistiques (cinéma et musique en premier lieu). Il prévoit la mise en place d’une riposte graduée à l’encontre d’un internaute qui se rendrait coupable de téléchargement illégal. Pour ce faire, les FAI (Fournisseurs d’Accès Internet) pourraient également fournir la correspondance entre l’adresse IP (numéro d’authentification de l’abonné sur le réseau, pour faire simple), et l’identité de l’abonné. Ce dernier serait averti par un email, puis en cas de récidive par une lettre recommandée et s’il persistait, il pourrait voir son abonnement Internet purement et simplement suspendu. Et ce sans aucun recours immédiat possible.
Concernant le volet non répressif, le projet de loi prévoit la création de la fameuse Haute autorité susnommée (HADOPI, donc) qui serait une autorité de surveillance (interopérabilité des dispositifs de DRM, étude sur les nouveaux enjeux posés par la question des droits d’auteurs, …).
Vous pouvez retrouver une explication plus détaillée sur cette loi et sur les remous politiques qu’elle a suscitée sur Wikipédia. En effet, si cette loi pourrait poser des problèmes éthiques du point de vue des libertés individuelles, ce n’est pas l’objet de cet article.
L’affaire Luc Besson : le débat est ouvert
Qui ne connait pas Luc Besson ? Ce brillant réalisateur/producteur/scénariste a qui l’on doit les chefs d’œuvre que sont Le Grand Bleu, Le Cinquième Elément, ou encore Nikita, Léon, … Il s’avère que lorsqu’il s’agit de la question de ses millions de dollars des droits d’auteur, M. Besson soit moins talentueux.
Tout commence par une tribune écrite de sa plume pour le quotidien Le Monde. Cette tribune, émaillée de nombreuses erreurs juridiques et techniques, a été disséquée par l’avocat français préféré du web, maître Eolas, particulièrement en verve sur cette question. Entre autres erreurs :
- Assimiler systématiquement le streaming (c’est-à-dire le fait de regarder des vidéos sur dailymotion ou youtube) à du piratage, alors qu’un grand nombre de vidéos sont parfaitement légales ;
- Le chiffre de 500 000 films piratés par jour est ridiculement fantasque, et on ignore la source de ce chiffre.
- Le piratage, notamment le streaming, a comme caractère juridique la contrefaçon, et non le vol ;
- 500 000 films par jour seraient piratés, soit 182 500 000 par an, ce qui constituerait selon le réalisateur un manque à gagner de 1 milliard d’euros, soit le film à 5,50 €… A priori, il n’existe pas d’offre (support physique ou non) permettant de regarder un film autant de fois que l’on veut à ce prix-là.
Quelques jours plus tard, Luc Besson est invité sur le plateau de L’hebdo cinéma sur Canal +. Bien servi par une journaliste qui, si elle est probablement compétente sur la cinématographie, ne comprend manifestement rien aux enjeux de l’internet, Luc Besson ressort son discours en rajoutant une phrase que je qualifierai de phrase du mois (aux environs de la 39ème seconde de la vidéo), voir de l’année.
« Ce qu’il faut comprendre, c’est que vous avez des sites canadiens, on va prendre beemotion, par exemple, c’est un site canadien, qui ne pourrait pas être lu en France sans être hébergé. »
Si les erreurs et raccourcis de sa tribune dans Le Monde peuvent s’apparenter à la mauvaise foi de celui qui veut convaincre à tout prix, cette dernière prouve qu’il s’agit en réalité d’une incompétence totale en matière d’Internet et de nouvelles technologies. En résumé, M. Besson nous explique qu’on ne peut visiter depuis la France que des sites hébergés en France, ce qui bien entendu est complètement faux, puisqu’on peut bien heureusement surfer sur des sites Internet hébergés dans le monde entier. A moins que M. Besson ne suggère que l’on fasse comme en Chine pendant les Jeux Olympiques, en interdisant l’accès à certains sites étiquetés comme subversifs… Le bel exemple !
Malgré cela, Luc Besson a le mérite de soulever un débat important, celui de la responsabilité des hébergeurs (comme Free, pointé du doigt) quant aux contenus publiés par leurs clients, qui louent un espace (payant ou non) et sont à l’heure actuelle considérés comme responsables de leurs actes. Personnellement, je trouve cela normal, un hébergeur ne pouvant que difficilement contrôler tous les contenus. Dans tous les cas, je pense que l’auteur est responsable de ce qu’il publie. Beemotion a d’ailleurs été fermé suite à la tribune de M. Besson, ce qui est normal si le site enfreint les lois en vigueur.
L’avenir du piratage
Luc Besson dénonce dans sa tribune l’idéologie de la « culture gratuite ». C’est probablement son interprétation la plus désastreuse. Ce n’est plus une idéologie, mais un état de fait. Les plateformes utilisées pour le téléchargement illégal sont faciles d’accès, et on n’y trouve absolument tout. Je pense à eMule, Bittorrent, mais également le téléchargement direct (megaupload, rapidshare, …) ou encore les newsgroups binaires.
Je discutais avec une de mes connaissances qui m’expliquait que l’installation du jeu GTA IV qu’il a acheté était tellement contraignante, avec un processus d’activation et de protection d’un autre monde, qu’il avait presque été tenté de télécharger la mouture « crackée » du jeu pour davantage de simplicité dans l’installation.
En fin de compte, tous les médias sont accessibles simplement, rapidement, et gratuitement, ce qui me fait poser la question suivante : Jusqu’on est-on prêt à aller pour conserver un système, certes très lucratif pour ces messieurs, mais totalement obsolète, plutôt que de revoir intégralement la question des droits d’auteur en prenant en compte le fait qu’on est au XXIème siècle ?
La riposte graduée est d’ores et déjà vouée à l’échec, ne serait-ce que d’un point de vue technique. Voici un comparatif des différentes méthodes de « piratage » :
1) eMule
Principe : Peer-to-Peer. L’utilisateur se connecte à un serveur, et il peut ensuite partager des fichiers avec les différents utilisateurs. Des dizaines de sites internet recensent des liens vers des films, albums ou jeux. Il suffit de clquer dessus et le logiciel se charge du reste.
Avenir avec la riposte graduée : Compromis. Il est très simple de récupérer la liste des IPs connectées à un serveur. Ainsi, l’identité des abonnés est connue. Seules des solutions techniques peuvent permettre un contournement.
2) Bittorent
Principe : Peer-to-Peer. Pas de serveur, mais des connexions directes entres les abonnés. Il suffit de récupérer des fichiers .torrent sur différents sites et forums et le logiciel dédié s’occupe de récupérer des morceaux de fichiers auprès des différentes sources… et de partager les votres !
Avenir avec la riposte graduée : Relativement paisible. On peut d’une simple coche crypter les connexions avec les autres « peers ». L’idée lumineuse est donc de traquer les IPs qui se connectent sur les trackers (sites web proposant des liens vers des fichiers « .torrent »). En signe de protestation, des sites comme thepiratebay ont déjà commencé à inonder leur site de fausses adresses IPs d’internautes qui ne se sont même probablement jamais connectés au site (générés de façon aléatoire). De ce fait, M. Dupont, 69 ans, qui ne fait que regarder ses emails « parce qu’il n’y connait rien en ordinateurs », pourrait voir son abonnement suspendu sans raison.
3) Le téléchargement direct
Principe : Pourquoi se compliquer la vie quand on peut télécharger en un simple clic, comme sur telecharger.com, par exemple ? Les solutions de stockage en ligne se multiplient : il suffit de copier sur un serveur un fichier qui est ensuite accessible par un simple lien.
Avenir avec la riposte graduée : Paisible. Comment déceler ces téléchargements ? Si les hébergeurs en question essaient au maximum d’éliminer les contenus protégés, il suffit de mettre un nom non explicite et un mot de passe à l’ouverture pour garantir un anonymat total. Des tas de forums qui modèrent les inscriptions publient ce genre de liens. La mise en place de réelles solutions de filtrage sont coûteuses et probablement peu efficace, à moins d’interdire totalement le web…
4) Les newsgroups binaires
Principe : Le plus ingénieux. Il suffit de se connecter via un client adapté à un simple forum de discussion. Les films sont en fait découpés et chargés sur un serveur sous forme de dizaines de messages de forum. Il suffit de récupérer tous ces messages et de les assembler et on récupère un film, ou une chanson… mais aussi 95 % de fichiers totalement légaux. Certains logiciels, dont le plus connu est Grabit! font ça automatquement (compiler les messages en un fichier).
Avenir avec la riposte graduée : Radieux. Free, seul FAI français à donner l’accès gratuitement à ces newsgroups, a été contraint de faire le ménage. Ce n’est pas le cas des autres fournisseurs, notamment étrangers, qui garantissent moyennant une somme ridicule l’accès illimité et à plein débit à ces forums, et ce de façon encryptée et anonyme (SSL). Il est par ailleurs extrêmement simple de trouver des moteurs de recherches dédiés à ce genre de fichiers, sur le modèle de Google, qui recense tout sans faire de tri.
La solution n’est pas dans la répression.
Comme je viens de le montrer, il n’existe à l’heure actuelle aucune parade technique efficace de répression face au piratage. La riposte graduée découragera certaines personnes au départ, mais au final et grâce à la diffusion massive d’informations sur le Net, les gens trouveront d’autres moyens. Comme toujours depuis que l’on peut copier un média, dès lors que l’on met en place une protection ou des contrôles, des petits malins trouvent des moyens de les contourner ; Déjà avec les K7 (audio ou VHS), les CD gravables, les premiers problèmes ont commencé à se poser. A chaque nouvelle barrière légale, les « pirates » trouvent une parade. Pour le plaisir, sans doute.
Le problème surtout, et maître Eolas l’exprime clairement, c’est qu‘il n’existe aucune alternative crédible légale, simple, illimitée et surtout, au juste prix. Le téléchargement légal vous propose le film à minimum 3 €… pour un unique visionnage. Et quand bien même aurais-je acquis un DVD, il me faudra payer à nouveau le prix fort pour acquérir la version haute-définition (blu-ray) qui sera compatible avec mon téléviseur dernier cri, et ainsi de suite. Voilà bien quelque chose qui ne dérange pas Luc Besson, c’est que l’on paie n fois les droits de tout ce que tu veux simplement pour changer de support… J’imagine le cinéphile qui a acheté ses K7 vidéo des films de Charlot, qui a jeté son magnétoscope et les rachète en DVD, et qui au final devra les acheter en blu-ray pour les lire sur son téléviseur Full HD. Tout ça pour des films, vus et revus, passés à la télévision 1000 fois, c’est quand même un monde !
Je vais aller plus loin qu’Eolas. Personnellement, je ne pense pas qu’un modèle qui repose sur la culture gratuite soit viable. Par contre, je pense que l’avenir est à l’illimité. Le seul modèle viable pour contrer le piratage est de proposer un accès illimité à des catalogues bien fournis. La licence globale, pour l’appeler par son petit nom, est la seule alternative crédible au piratage. Les producteurs peuvent se battre autant qu’ils veulent pour contrer les « pirates » et sauvegarder leur modèle archaïque, ils ne parviendront à endiguer le phénomène qu’en proposant des offres comparables et attractives.
Les plateformes légales… et gratuites ! Et des taxes, toujours des taxes…
Le meilleur exemple sont ces nouveaux sites qui proposent l’écoute gratuite et illimitée de musique, comme l’excellent deezer, ou encore jiwa pour ne citer que les français. Les majors ont bien compris leur intérêt dans ces nouveaux moyens légaux, gratuits et illimités puisqu’ils ont tous signé des accords avec les sites en question. Le tout financé par la publicité, bien entendu.
Luc Besson prend l’exemple des internautes américains (dans la vidéo mentionnée plus haut, 2ème minute) « qui ont très bien compris les dangers, puisque le piratage américain a vraiment baissé ». Les Français ne sont pas plus idiots que les Américains, mais les Américains, outre les offres de musique gratuite et illimitée, disposent également de streaming légal, notamment de leurs séries préférées : NBC, par exemple, offre ses séries au téléchargement gratuitement. Forcément, si l’internaute a le choix entre le gratuit légal immédiat et le gratuit illégal un peu plus compliqué, il choisira le gratuit légal !
Et malgré ces millions de films soi-disant téléchargés illégalement, nous avons encore battu en France le record du nombre d’entrées dans les salles de cinéma en 2008. Le prix des places de cinéma a beau augmenter notamment pour compenser les effets du piratage, nous dit-on, et atteindre un tarif démentiel (10 € !), les salles obscures n’en finissent pas de se remplir. La faute au piratage ?
Luc Besson ne mentionne pas non plus les nombreuses taxes sur la copie privée désormais inclues dans le prix de tous les supports (disques durs, clés usb, CD et DVD vierges, …), que l’on fasse des copies privées ou non, pour favoriser la création artistique. Par contre, aucune compensation n’est prévue pour ceux qui utilisent leur disque dur pour stocker leurs photos de vacances uniquement et qui s’affranchissent d’une taxe qui ne les concerne pas.
Contrairement à l’industrie cinématographique, il parait que l’industrie musicale est en crise. Mais mettre cela sur le compte du seul piratage serait se voiler la face : un CD à 15 ou 20 €, c’est bien trop cher, surtout lorsque les deezer et consorts fournissent cela gratuitement. Et si on parle de téléchargement légal, ça vire à la blague : 1€ minimum le titre, ce qui fait disons 12 € l’album. Si l’on considère qu’il n’y a quasiment aucun frais ni de distribution, ni d’emballage, il est certain que l’industrie du disque inspire beaucoup de pitié. Là encore, il faudrait songer à réfléchir à une offre un peu plus attirante…
Conclusion : les gens sont prêts à payer, mais au prix juste pour une offre attractive
Est-ce que le modèle « à la deezer » va perdurer ? Je ne suis pas certain qu’il soit viable. Cependant, comme je l’expliquais plus haut, je suis plutôt favorable à un forfait payant qui m’offrirait un accès illimité et non restreint à un catalogue riche, et renouvelé régulièrement. Pour ne pas être accusé de mauvaise foi, je signalerais que dans une partie coupée de la vidéo de Canal +, Luc Besson ne fait pas que dire des âneries, mais propose entre autres choses la mise en place d’un tel système de catalogue illimité payant. Et à vrai dire, la plupart des grands consommateurs de médias (comme moi) sont prêts à payer un juste prix pour cela.
Un exemple récent est celui du groupe de rock international Radiohead qui, privé temporairement de maison de disque, a proposé en 2007 aux internautes le téléchargement de son dernier album. Pas gratuitement, mais à un prix fixé par l’acheteur lui-même ! Au final, sur 1 million d’acheteurs, si 1/3 des personnes n’a rien payé, les fans ont payé en moyenne 6 € pour l’album. Un prix tout à fait correct, voir assez élevé pour un simple téléchargement sans tous les frais engendrés par la conception et la distribution des supports physiques.
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